Little Harlock stories












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Chapitre 1 | Chapitre 2

Wanderlust

2


Notes de l’auteur : à l’origine il y avait une image, mais je m’en suis quand même pas mal éloignée pour aboutir à ce résultat. Quoi qu’il en soit, voici un chapitre 2. C’est amusant, il me donne envie de retourner voir du côté de mes plus vieilles fics. Mais si, vous savez bien… Celle qui est interrompue depuis 2008.



L’orage grondait. À l’ouvert de la vallée, un nuage gigantesque bouillonnait. Sa base noire et menaçante touchait presque le sol et noyait peu à peu les versants des pics les plus proches. Au-dessus s’élevait une colonne cotonneuse qui s’échappait vers le ciel, et dont le sommet s’évasait en une coupole d’un blanc éclatant.
Concentré sur son ascension, le garçon ne se préoccupa pas du spectacle. La pluie était tombée la nuit précédente, et les pierres toujours glissantes d’humidité rendaient sa progression acrobatique. Il avait déjà dérapé plusieurs fois, comme l’attestaient ses genoux et ses avant-bras maculés de boue.
La veille, Mel lui avait interdit de s’aventurer seul sur le sentier montagneux. Le garçon s’était donc empressé de désobéir. Il avait une exploration à terminer et trop peu de temps à sa disposition pour attendre le bon vouloir d’un adulte. S’il pleuvait, il trouverait à s’abriter, songeait-il. Pourquoi avoir peur d’un peu d’eau tombée du ciel ?
Lorsqu’il parvint au col, son pantalon trempé semblait enserré dans une gangue de boue jusqu’aux cuisses, et ses paumes tâchées de terre et de sang portaient les traces de ses trop nombreuses chutes sur les cailloux. Mais, glissant ou non, un simple chemin n’aurait pas raison de sa détermination, s’était-il promis.
Le garçon eut un sourire victorieux. Quand il se fixait un objectif, il l’atteignait. Quelles que soient les difficultés, quels que soient les obstacles que les adultes pouvaient mettre sur sa route. C’était ainsi qu’il avait décidé d’avancer dans sa vie. Avancer. Ne pas reculer. Jamais. Et ne jamais regarder en arrière.
Il leva la tête vers les pics rocailleux.

— Je suis plus fort que toi, maudite montagne !

Devant lui s’étalait le lac que Mel lui avait fait découvrir. Ses eaux agitées de ridules reflétaient toujours les mélèzes, mais sa couleur paraissait plus sombre, aujourd’hui. Le bleu-vert clair presque irréel avait été remplacé par des teintes moins engageantes, comme si un monstre avait pris possession des lieux pour en ôter toute féerie.
Le garçon plissa les yeux. Un dragon, peut-être, ou alors un serpent géant. Voilà qui serait parfait pour mettre en valeur sa bravoure.

— Je suis un chevalier pirate ! cria-t-il au vent. Je n’ai pas peur de vous !

Cachées par la végétation, les tours du château abandonné se détachaient à peine. Mais elles étaient bien là.
Le garçon se percha sur un rocher.

— Je n’ai pas peur ! répéta-t-il. Je suis le maître de ce château !

Une branche bien droite ferait une épée valable, décréta-t-il. Il en sélectionna une avec soin parmi les bosquets alentours, la tailla avec son canif, et confectionna une garde à l’aide de brindilles et d’un bout de ficelle. Enfin, satisfait de son œuvre, il la soupesa puis en éprouva l’équilibre par une série de moulinets et quelques coups d’estoc dans un buisson. Cela conviendrait.

— Tremblez, crapules ! Personne ne pénètre mes terres sans autorisation !

Le garçon étêta une fougère pour faire bonne mesure. Le cas échéant, le pistolaser dans la poche intérieure de son blouson le préviendrait des mauvaises rencontres. Mel et Bob désapprouvaient, évidemment. « T’es encore qu’un gosse » disaient-ils, « qu’est-ce que tu fous avec ce genre d’arme ? » Aucun d’entre eux ne l’avait pourtant encore jamais empêché d’en posséder une. … Après tout, ce n’était pas comme s’il ne s’en était jamais servi auparavant.
Le garçon s’assombrit et son regard se voila d’une tristesse fugitive tandis qu’il passait machinalement la main sur sa pommette gauche. Une cicatrice à peine refermée courait de l’arête du nez à la base de l’oreille. Des souvenirs… Il se secoua. Les regrets étaient pour les adultes.

— Je suis chevalier pirate ! cria-t-il encore.

L’éclat de voix effaroucha une volée d’oiseaux qui s’égaillèrent dans un bruissement de plumes. Le garçon les suivit un instant des yeux avant de se détourner. Des oiseaux, pfeuh ! Ce n’était pas pour cela qu’il était remonté jusqu’ici.
Une bourrasque soudaine tenta de le déséquilibrer. Ah, le souffle du dragon, c’était mieux. Le garçon pointa de son épée les feuilles mortes qui tourbillonnaient au passage du vent.

— Tu n’entreras jamais dans mon château, monstre ! déclama-t-il. C’est une forteresse imprenable !

Il se mit à courir. Imprenable, il n’en doutait pas. Mais lorsque Mel l’avait traîné sur cette montagne pour la première fois, il n’avait pas eu le temps d’explorer les défenses de son domaine en détail. Aujourd’hui, il devait donc s’assurer de l’absence de la moindre faille. Il ne pouvait écarter la possibilité d’un traître dans ses propres rangs, qui aurait ouvert une porte dérobée afin de laisser libre passage à l’ennemi…
Le château était construit sur un promontoire rocheux en surplomb du lac. Tout était désormais mangé par la végétation, mais la forme générale de l’ensemble était toujours discernable : trois côtés qui plongeaient dans un à-pic partiellement comblé par des éboulis, des coulées de terre et des sapins qui s’accrochaient tant bien que mal à la pente, et le quatrième qui descendait en pente douce vers le lac. C’était là qu’était la faiblesse, conclut le garçon.
Il s’approcha, attentif à tout indice qui aurait révélé la présence de pièges ou d’anciennes défenses. La mousse et les arbres avaient tout recouvert, mais ce monticule, ici, était sûrement un poste de garde avancé, et ces quelques pierres érodées les vestiges de la route.
Enfin, il parvint à son but. En face de lui se dressait un fronton monumental qui avait mystérieusement résisté aux ravages du temps, flanqué de part et d’autre de hautes murailles crénelées à l’extrémité desquelles on distinguait encore les vestiges de deux tours. La porte en bois qui barrait l’entrée tenait toujours debout, mais le bois vermoulu était comme rongé à sa base et avait libéré un espace suffisant pour que l’on puisse se glisser dessous.
Le garçon se faufila entre deux planches. De l’autre côté, la cour intérieure était défigurée par les assauts de la forêt : les arbres centenaires s’étaient forcé un passage au travers du parvis et leurs racines avaient soulevé le pavé, semant le chaos dans ce qui avait autrefois dû s’agencer dans un ordonnancement géométrique parfait.
Le faste d’antan était pourtant toujours visible. Le garçon tourna lentement sur lui-même. Il imaginait ici les logements des domestiques, là une salle d’armes, et plus loin, au sommet de la plus haute des tours, un observatoire. Son esprit s’égara parmi les étoiles. De là-haut, on devait certainement pouvoir y admirer toute la galaxie, rêva-t-il.
Un coup de tonnerre l’arracha brutalement à ses songes. Il sursauta, surpris par le claquement de l’air qui se déchirait et le roulement sourd qui se prolongea de longues secondes. L’orage, comprit-il. Il en connaissait le principe théorique (il y mettait un maximum de mauvaise volonté, mais il apprenait tout de même ses cours). Il n’avait cependant encore jamais eu l’occasion d’assister sur Terre à une démonstration grandeur nature. Les manifestations orageuses différaient sur chaque planète en fonction des caractéristiques particulières des atmosphères. Certains étaient magnifiques et brillaient de mille couleurs. D’autres exécutaient un ballet complexe d’arcs électriques entrelacés. Ici… Le garçon fit la moue. Ici, le ciel s’était teint d’un gris sale, le vent s’était mis à hurler entre les vieilles pierres, et le show se révélait un peu trop… tonitruant.
Un deuxième coup de tonnerre, plus proche, assourdissant, précéda d’un battement de cœur l’arrivée de lourdes gouttes glaciales. Le garçon rentra la tête dans les épaules. Il ne craignait pas l’orage, encore moins la pluie, mais l’eau gelée ruisselait dans ses cheveux et dégoulinait dans son cou, ôtant à son escapade une bonne partie de son attrait.
Il grogna. Il lui fallait un abri. Le rideau de pluie fondait le château en une masse indistincte, mais le garçon repéra, à quelques mètres à peine, un renfoncement entre deux pans de murs effondrés. Le passage menait à une volée de marches qui plongeaient dans le sol. À leur extrémité, une porte entrouverte. Le garçon hésita une fraction de seconde, puis sa main se referma sur la crosse du pistolaser dans sa poche. Allez, pas de quoi avoir peur, se décida-t-il. Ce n’était probablement qu’une vieille cave, et si des prisonniers avaient été torturés et abandonnés là-dessous, leurs os devaient depuis longtemps être tombés en poussière. Au moins y serait-il au sec.
La pièce, creusée à même la roche, était sombre. Il y flottait une odeur d’humidité et de moisissure. Le garçon prêta l’oreille. Le crépitement de la pluie emplissait l’espace, mais n’avait-il pas entendu un bruissement de tissu ?

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Une petite silhouette surgit tout à coup d’un recoin. Le garçon se raidit, prêt à se défendre, puis il reconnut la fillette qu’il avait si rapidement croisée la veille.
Elle était blonde. Ses cheveux longs et fins étaient si clairs qu’ils en étaient presque blancs. Même ici, dans l’obscurité de la cave, ils semblaient briller d’une lueur propre. Le garçon déglutit. La petite fille éveillait en lui des sentiments qu’il ne parvenait pas à définir, et cela ne lui plaisait guère.
Et, comme souvent lorsqu’il était confronté à une contrariété, il choisit l’affrontement.

— Ici, c’est chez moi ! lança-t-il d’un ton péremptoire. Ce serait plutôt à moi de te demander pourquoi tu es là !

Il s’était attendu à ce qu’elle recule, apeurée (après tout, il était bien plus grand qu’elle, et elle était toute fine et fragile), mais la fillette ne se démonta pas.
Elle fit la moue, puis dévoila une rangée de dents blanches en un sourire étincelant.

— Tu dis n’importe quoi ! rit-elle. Personne n’habite plus ici depuis au moins mille ans !

Le garçon se renfrogna, vexé que son bluff ait fait long feu. Il était vrai que ce château, aussi fantastique soit-il, n’avait rien d’une habitation digne de ce nom.

— Ma famille a beaucoup voyagé, marmonna-t-il, grognant la première explication qui lui venait à l’esprit.

… Mais il ne se laisserait pas abattre aussi facilement. Ici, c’était chez lui. Ainsi en avait-il décidé, et cette fille sortie de nulle part ne le ferait pas changer d’avis.

— Mes ancêtres étaient les chevaliers protecteurs de la montagne, continua-t-il. Ils ont habité là pendant des siècles… Ce sont eux qui ont construit le château !

Il inventait au fur et à mesure, gagnant en confiance comme il se prenait à son propre jeu.

— … Puis ils ont parcouru les mers et l’espace et ils ont fait flotter le drapeau pirate dans toute la galaxie !
— Mais les pirates sont méchants, objecta-t-elle.
— Bien sûr que non ! – il hésita – … Enfin, pas tous, corrigea-t-il.

Il fronça les sourcils. Il n’allait pas laisser un bébé détruire la belle histoire qu’il venait de monter !

— Les vrais pirates n’ont pas de maître, reprit-il. Ils font ce qu’ils veulent, ils sont libres et ils défendent la liberté !

Il croisa les bras, très fier de son exposé. De nobles idéaux pour de justes combats, c’était parfait. Il s’en souviendrait.

— Et ils sont du côté des gentils, termina-t-il.

La petite fille le gratifia d’un deuxième sourire.

— Du coup, tu es un gentil pirate qui protège les gens sur la montagne ?
— C’est ça.
— Alors tu me protèges moi ?

Il haussa les épaules. Même si sa première impulsion avait été de répondre « oui » sans même réfléchir, cela ne lui semblait pas une cause très héroïque. Les chevaliers protégeaient des royaumes entiers, le monde, la galaxie. Mais pas juste une fille. Et puis…

— T’es qu’un bébé ! râla-t-il.

Elle pencha la tête de côté.

— Ben justement, rétorqua-t-elle. Je suis trop petite pour rester seule dans la montagne. Maman me dispute toujours quand je quitte le village et que je viens jouer ici, et je vais me faire gronder encore plus aujourd’hui, à cause de l’orage… Mais si je dis que tu étais avec moi pour me protéger, peut-être qu’elle sera moins fâchée ?

La fillette termina sa phrase avec un trémolo d’inquiétude perceptible dans la voix. Le garçon hocha la tête malgré lui. Oui, ça, il comprenait. Lui aussi aurait sûrement le droit à une correction lorsqu’il  rentrerait. Il espérait que ce serait Mel, d’ailleurs. Bob avait tendance à avoir la main beaucoup plus lourde. Les mains.
Le garçon serra les mâchoires et souffla avec dédain. Il ne pouvait pas en vouloir à cette gamine de se chercher une excuse valable pour échapper aux foudres des adultes. Elle n’était encore qu’un bébé, après tout.

— Il est loin, ton village ? demanda-t-il.

Elle acquiesça.

— Oui. – la fille fit un geste vague de la main – Il est en bas, de l’autre côté de la montagne. … Il a un nom compliqué, précisa-t-elle d’un ton qui laissait à penser qu’elle s’en excusait par avance.

Le garçon ne s’en soucia pas. Peu lui importait le nom de ce trou perdu. Qu’il soit compliqué, idiot ou d’une banalité affligeante, qui s’en souviendrait ? Des milliers, des millions d’autres communautés identiques avaient existé, existaient et existeraient encore longtemps après lui. Quel poids avait un seul village insignifiant ?
La petite fille semblait toutefois tenir à le lui donner. Elle articula silencieusement, yeux fermés, puis chuchota avec soin chaque syllabe plusieurs fois. « Hei », « li », « gen », « stadt ».
Elle parut enfin satisfaite et lui adressa un troisième sourire. À nouveau, le garçon sentit monter en lui des émotions qu’il ne contrôlait pas. Cela aurait dû le mettre en colère. Il ne réussit qu’à se fendre d’un demi-sourire gêné.

— Heiligenstadt, répéta-t-elle d’un air ravi.

Sa voix chantante semblait réchauffer l’atmosphère. Malgré la pluie qui tombait toujours. Malgré le vent glacé qui s’engouffrait en hurlant dans les interstices. Malgré le tonnerre.
La fillette répéta encore une fois le mot, qui rebondit entre les vieilles pierres de la cave comme une formule magique ancestrale.

— … Heiligenstadt.

Et il sut à cet instant précis qu’il la suivrait au bout du monde.


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