Cosmowarrior | ||
![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ![]() |
La marche à suivre
Disclaimers : le background des personnages a très certainement été pensé dans les moindres détails par M. Matsumoto. Je doute qu’il soit encore en accord avec ce que j’écris. Chronologie : une préquelle, comme l’on pourra s’en apercevoir dès la première ligne de dialogue. Pas d’explications complémentaires. Notes de l’auteur : figurez-vous que j’ai utilisé une liste de mots imposés pour construire ce qui tient lieu de scénario à cette fic. Puis j’ai jeté la liste. Ça s’appelle « ne pas suivre les consignes ». En revanche, ça me donne quelque chose de très long. C’est d’autant plus impressionnant que je n’avais pas tant de mots que ça. Je pense que le fait de les avoir utilisés dans leur sens littéral a dû jouer. —
Objet/
Ordre de mission n°009-09-2972 — La nuit s’annonçait rude. Ce n’étaient pas tant la météo capricieuse, les chemins inégaux, la carte imprécise ou les innombrables kilomètres restant encore à parcourir jusqu’au point de ralliement qui gênaient le plus Warrius Zero. Non, le souci venait de son équipe. Un groupe composé de cadets du premier cycle de l’Académie Astronavale Terrienne (c’est-à-dire de première, deuxième et troisième année), répartis soi-disant de manière homogène « pour équilibrer les groupes entre les différents postulants ». Warrius eut un reniflement agacé. La bonne blague. Si l’état-major ne lui avait pas refilé un handicap dès le départ avec ces tocards, il voulait bien être pendu. Il les aurait tous plantés là avec plaisir et aurait terminé en solo si seulement il ne s’était pas agi de l’ultime évaluation avant l’attribution de son brevet de commandement. Après un mois ininterrompu d’épreuves théoriques en tous genres, il était à présent jugé sur ses capacités à tenir son rôle de commandant en situation réelle, laquelle consistait donc à amener son équipe d’une position A en pleine nature (ils avaient été parachutés dans une région isolée d’Amérique du Nord trois heures auparavant) à une position B une cinquantaine de kilomètres plus loin à vol d’oiseau. Une simple formalité après le calvaire des tests écrits, mais qui excluait toutefois d’égarer dans les bois la douzaine de cadets qu’il avait à sa charge. D’autant qu’il y avait des ours, dans le coin, s’il se remémorait bien le briefing sécurité qu’un ranger accrédité avait débité à tout le monde avant leur départ. — Cap’taine ! Hey cap’taine ! Capitaine Zero ! Warrius ralentit le pas et espéra que l’obscurité empêchait quiconque de distinguer la mimique exaspérée qui avait un instant déformé ses traits. Son interlocuteur était un enseigne à bout de souffle, et dont la carrure imposante était due à la graisse plutôt qu’aux muscles. Oh, bordel. Ils ne peuvent pas déjà lâcher maintenant, on vient de partir ! — On s’était dit qu’on pouvait peut-être faire une pause, cap’taine, haleta-t-il. J’sais pas vous, mais moi j’suis crevé. Zero pinça les lèvres. Que ne lui avait-on confié une escouade de jeunes volontaires motivés, sportifs et enthousiastes ! Hélas, il avait déjà eu maintes fois l’occasion de constater que la réalité de l’Académie était bien loin de ses naïfs idéaux de gamin. Point de preux chevaliers désintéressés ici, mais plutôt un panier de crabes où l’on se disputait la place la plus prestigieuse à coups de manœuvres souterraines et de manigances politiques. Les cadets apprenaient vite que le « chacun pour soi » prévalait : son « équipe » le regarderait donc se démener tout seul sans faire le moindre effort pour l’aider. Son échec augmenterait d’autant leurs chances de progresser. — Il paraît qu’il y a un abri sensass pas loin, capitaine ! insista l’autre avec une note d’espoir dans la voix. Il paraît… Putain ! Zero se retint à temps de jurer tout haut. Son échec serait d’autant plus rapide si l’on sapait son autorité derrière son dos. Pourquoi n’avait-il pas envisagé cette possibilité plus tôt ? — C’est hors de question, trancha-t-il. Nous ne sommes pas là pour faire du tourisme, enseigne. Warrius ponctua sa phrase d’une légère bourrade sur l’épaule du cadet pour l’inciter à avancer. Le gars obtempéra en grommelant. Sa silhouette massive se noya rapidement entre les ombres des arbres qui bordaient le sentier. Zero
secoua la tête tandis que le reste du groupe le dépassait, masse
informe seulement délimitée par les lueurs tressautantes des lampes
torches. Un abri
pas loin, hein ? La carte
n’indiquait rien de tel. Il
ne goberait pas cette histoire aussi facilement qu’un enseigne, et
il devait étouffer la rumeur dans l’œuf avant qu’elle ne se
propage… si toutefois il n’était pas déjà trop tard. Les deux derniers cadets traînaient une cinquantaine de mètres en arrière des autres. Zero attendit sans bruit qu’ils le rattrapent. — …
comme une oasis, chuchotait l’un.
Il y a un aquarium chauffé, une serre tropicale, et même une
piscine à étages. L’enseigne ainsi interpellé réajusta nerveusement son sac à dos et se mit à trottiner à petites foulées maladroites. Son coéquipier, quant à lui, ne changea pas son allure d’un iota. — Tu
n’as pas récupéré les meilleurs, hein, Warrius ? Le
sort du monde, peut-être pas. Mais sa
carrière de commandant, très
certainement. Il
visait le commandement des fleurons de la flotte. Il voulait obtenir
un vaisseau de guerre et non pas un cargo de soutien. Il lui fallait
donc être le meilleur. Sans
appuis familiaux solides et bien installés en politique ou dans
l’état-major des Forces Indépendantes Terriennes, ses futures
affectations dépendraient uniquement de ses résultats aux tests.
Tous les tests, y
compris cet « exercice débile ». — Lieutenant Harlock, à notre arrivée je ferai un rapport pour insubordination. L’intéressé haussa les épaules. — Ce ne sera pas la première fois. Zero se raidit. Non, ce petit voyou manipulateur ne le ferait pas sortir de ses gonds. — Je
recommanderai une mise à pied, continua-t-il. Aucune
menace n’était donc capable de déstabiliser cet énergumène ?
Warrius réfléchit quelques secondes. La réputation d’Harlock au
sein de l’Académie était à la fois exécrable et entourée d’une
sulfureuse et attirante aura de rébellion. Tout le monde, élèves
comme professeurs, s’accordaient à le définir comme « ingérable »
(voire « complètement dingue », mais uniquement quand il
n’était pas dans les parages). Il avait débuté une scolarité
chaotique en milieu de deuxième année, avait disparu un trimestre
sans aucune explication, et était revenu peu après
la rentrée des classes avec
une dérogation l’autorisant à reprendre
en troisième année bien
qu’il n’ait assisté à aucun des examens de deuxième année.
Nul ne savait comment il s’y était pris pour obtenir un tel
passe-droit, ni ce qu’il avait fait pendant son absence. Les
rumeurs les plus folles couraient sur son compte : fils caché
d’une célébrité, tueur à gages surdoué, voire,
pour les amateurs de complots loufoques,
extraterrestre infiltré. Zero
de son côté le
soupçonnait beaucoup trop jeune pour être cadet, et paradoxalement
déjà vétéran d’au moins une bataille galactique. Zero inspira profondément. L’idéal serait de le persuader de coopérer, ou au minimum d’arrêter de saboter l’épreuve pour le plaisir. Un bon commandant devait être capable de faire des concessions, décida-t-il. — … mais je suis prêt à passer votre comportement sous silence si vous décidez de dépenser votre énergie à réussir cette mission plutôt qu’à l’entraver, termina-t-il. Harlock leva un sourcil dubitatif. — Tu penses encore que tu peux réussir ? se moqua-t-il. Tout le monde sait que la dernière éval’ des commandants est irréalisable ! Il marqua un temps, comme pour évaluer le potentiel réel de son chef d’équipe. — … Enfin, tu pourrais peut-être y arriver si tu étais en mesure de faire avancer tes gars à marche forcée toute la nuit, et encore… Pour ça, il faudrait que tu n’aies pas pris le mauvais embranchement il y a deux heures. Zero écarquilla les yeux, trop éberlué pour se soucier du ton toujours aussi irrévérencieux d’Harlock. — Que
je n’aie pas… Quoi ?
Mais pourquoi tu n’as pas
prévenu ? Zero pinça les lèvres. Un bon commandant ne devait pas frapper ses hommes, se répéta-t-il. Putain de merde. Il se força à desserrer les poings, puis fronça les sourcils. Attends voir…Quelque chose clochait dans les dernières paroles d’Harlock. — Dis donc, d’où tu tiens tes informations sur le terrain ? demanda-t-il. Harlock hocha la tête comme s’il s’était attendu à cette question (ce qui était d’ailleurs probablement le cas). Puis il sortit une tablette holo de sa poche et l’agita négligemment sous le nez de son vis-à-vis. — Tu n’imagines même pas tout ce qu’on peut trouver sur le réseau. Zero grogna. Bien sûr que si, il imaginait très bien. Sauf que d’une part le règlement de l’Académie l’interdisait, et d’autre part… — Tu ne dois pas capter beaucoup d’émetteurs-relais, dans cette nature, objecta-t-il. Harlock répondit d’un laconique « satellites ». Zero haussa les sourcils. Pas le matériel du tout-venant, ça… — Tu
t’es approvisionné dans le civil avant de partir ?
interrogea-t-il innocemment. Harlock agita une nouvelle fois la tablette. Le rétro-éclairage vert de l’appareil rendait son demi-sourire moqueur plus inquiétant qu’il ne devait l’être en réalité, mais Zero était bien décidé à ne pas se laisser impressionner. — Ne joue pas au con avec moi, siffla-t-il en agrippant le poignet d’Harlock. Ce n’est pas du matos de l’Académie, ni même des forces terriennes. Où tu t’es procuré ce truc ? Évidemment, cela pouvait très bien être du matériel acheté dans une boutique de luxe ou même construit sur mesure. Zero avait toujours vu les familles les plus fortunées rivaliser d’excentricités pour arborer le gadget le plus tape à l’œil possible, alors pourquoi pas une tablette holographique compacte dernier cri, avec accès au réseau par satellite et – Zero vérifia d’une pichenette sur l’engin – une coque en alliage renforcée qui semblait bien avoir été conçue pour résister à un tir laser. — Ça ne te regarde pas. Toutefois, la réaction d’Harlock laissait plutôt présager de matériel militaire de contrebande. Warrius hésita. Que se racontait-il sur ce type, déjà ? Harlock profita des quelques secondes de flottement pour se dégager. Il n’avait pas cessé de sourire. — Bon. Tu veux savoir où tu t’es planté, ou pas ? reprit-il d’un ton qui paraissait bien moins désinvolte qu’au début de l’échange. Il n’aurait pas de seconde chance, comprit soudain Zero. Malgré ses sarcasmes, Harlock lui proposait de l’aide… mais il ne le ferait qu’une seule fois. Si Warrius le renvoyait dans ses buts, ce salopard n’aurait aucun scrupule à le regarder s’enfoncer sans lever le petit doigt. Probablement prendrait-il même plaisir à lui maintenir la tête sous l’eau. Zero soupira. — Fais voir ça, céda-t-il. Le sourire d’Harlock s’élargit. L’obscurité empêchait de distinguer si son expression était sincère ou non. De toute façon, il était trop tard pour changer d’avis. Zero se rapprocha tandis qu’Harlock activait la cartographie électronique. Sur l’écran, un cercle jaune clignotait au bout d’une ligne pointillée de la même couleur. — Okay, expliqua Harlock. On est ici, et on suit ce chemin, là, vers le col de… – il zooma pour déchiffrer le nom – … Turtle Pass. T’as loupé le croisement… – il suivit du doigt les pointillés – … à cet endroit. Cinq kilomètres, à peu près. Toi et moi on devrait pouvoir faire ça en moins d’une heure, de même que Turner et Delalande, et peut-être Sandra si tu lui fais un numéro de charme convaincant, mais si tu annonces aux autres imbéciles que tu t’es trompé dans la topo et qu’on marche pour rien depuis deux heures, ça va être l’émeute. Zero acquiesça, même s’il avait vaguement l’impression qu’il perdait le contrôle de la situation. Et quand Harlock avait-il eu le temps d’évaluer aussi finement son équipe, bordel ? — Et donc, qu’est-ce que tu proposes ? lâcha-t-il après un bref combat avec sa conscience. Un bon commandant devait tenir compte de l’avis de ses hommes, concéda-t-il à lui-même avec aigreur. Ce n’était pas une capitulation. — Il
y a un paradis bien réel à deux kilomètres, si on bifurque vers
l’ouest avant l’atteindre le col, répondit Harlock. Avec une
serre tropicale et une piscine à étages. Zero tiqua. Ce que cette dernière phrase impliquait rejoignait peu ou prou ses propres soupçons. — Tu
crois que tes amiraux vont te mâcher le travail ? continuait
Harlock. Tu rêves, mon pauvre ami ! Tu es là non seulement
pour en baver, mais aussi pour rattraper leur laxisme ! Il s’interrompit. Harlock et son parlé brutal allaient au-delà de ses propres soupçons. La « dernière éval’ » portait plus sur les qualités de commandement de l’officier noté que sur les capacités du groupe à terminer le parcours, c’était établi. La légende de l’Académie racontait que des élèves avaient autrefois réussi l’épreuve, mais l’on se motivait davantage en énumérant les nombreux amiraux qui avaient échoué sans que cela nuise à leur carrière… à vrai dire, Zero eût été bien en peine de citer ne serait-ce qu’une seule personne dont les efforts auraient été couronnés de succès. Il partait du principe que les instructeurs lui avaient fourni des ordres imprécis afin de tester ses capacités d’adaptation ou d’improvisation ; était-ce possible que les erreurs qu’il avait relevées ne soient pas intentionnelles, mais plutôt révélatrices de l’incompétence de l’état-major ? — L’armée terrienne est devenue un repaire de fils à papa et de planqués, grognait Harlock. – Il eut un geste agacé vers l’avant – Tu les vois marcher pendant cinquante kilomètres ? D’une traite ? En pleine nuit ? Zero fit la moue. — Non, admit-il. Mais au contraire de toi, je n’ai pas l’intention de renoncer pour aller passer la nuit au chaud dans une… hmm, comment as-tu dit ?… une piscine à étages. Harlock renifla. — Oh,
monsieur le brillant capitaine irréprochable s’imagine que je veux
renoncer ? susurra-t-il.
Je ne veux pas renoncer. Je veux rejoindre une habitation, trouver
son garage, et réquisitionner un véhicule. Zero s’aperçut qu’il n’avait rien à répondre (il n’avait pas épluché le pavé indigeste et antédiluvien qui régissait les exercices sur le terrain, non) en même temps qu’il comprenait que son interlocuteur, lui, l’avait certainement fait. Il déglutit. — Rien
n’interdit de faire le trajet autrement qu’à pied ?
chevrota-t-il tout en se morigénant de montrer ainsi son trouble à
Harlock. La tablette holo disparut dans une poche intérieure du blouson d’Harlock, lequel balança ensuite les bras sur un air de « je ne tiens pas à me mêler des affaires d’autrui, merci bien » (soit dit en passant ce n’était pas crédible du tout). — Deux kilomètres à l’ouest avant de monter au col, conclut-il. À toi de voir. Zero le foudroya du regard, ce qui n’avait guère d’incidence à présent que la tablette ne leur fournissait plus un minimum de lumière. À lui de voir ? Alors que tout le groupe était déjà averti de la présence d’un petit coin de paradis près d’ici ? Non, il ne les ferait plus avancer, quelles que soient ses promesses… À moins d’utiliser la force, ce qu’il se refusait. Et puis ils étaient plus nombreux que lui, mine de rien. Il reprit sa marche sans ajouter un mot, en colère contre lui-même, contre Harlock et contre le monde en général. Il marcha en silence, ruminant ses pensées, jusqu’à ce que des éclats de voix et de lumière, devant lui, lui indiquent que son équipe avait stoppé. La masse sombre de la montagne lui rappela les paroles d’Harlock. « Une pente raide vers le col ». Inutile de se demander pourquoi le groupe s’était octroyé une halte. Warrius tressaillit lorsque le souffle d’Harlock lui chatouilla l’oreille. — Si tu convaincs le gros Takeshi, les autres suivront, chuchota l’impertinent lieutenant. Mais tu as de la chance, capitaine, je t’ai préparé le terrain… Zero préféra l’ignorer. Même s’il avait raison. Le gros Takeshi (l’enseigne Abeko, se força à formuler mentalement Zero) était issu d’une famille d’industriels qui s’était également diversifiée dans la prestation de services, riche à milliards, très impliquée en politique, et par conséquent très influente. Tous les cadets cherchaient à s’attirer ses bonnes grâces dans l’espoir futile de donner un coup de pouce « miraculeux » à leur carrière naissante. Abeko se retrouvait donc plus souvent qu’à son tour propulsé comme porte-parole, et son avis était en général écouté comme parole d’évangile. Non pas que le gars soit mauvais, d’ailleurs… Il n’était juste… pas très combatif. Zero cligna des yeux tandis que le faisceau d’une torche se braquait sur lui. — Cap’taine ! C’était l’enseigne Abeko qui lui avait réclamé une pause en évoquant à demi-mot la piscine à étages, juste avant que Zero n’aille s’expliquer de cette affaire avec Harlock. Le gros Takeshi n’avait alors pas obtenu gain de cause ; il ne s’embarrassa pas de demander quoi que ce soit cette fois-ci. — L’endroit est idéal pour bivouaquer, cap’taine, poursuivit Abeko d’un ton qui signifiait clairement que l’avis du groupe était unanime. J’ai fait tendre une bâche pour qu’on puisse manger un morceau à l’abri, et on pourra ensuite déplier les tentes. Avait-il jamais commandé quoi que ce soit depuis que ce foutu exercice avait commencé ? se demanda Zero. Mieux valait en définitive ne pas trop réfléchir à la question. La réponse ne lui plairait pas. — Nous ne nous arrêtons pas ici, enseigne, répondit-il. Même
sans les voir, il sentit peser sur lui quantité de regards hostiles.
Que faire, à présent ?
Se lancer dans une longue tirade vantant
les valeurs d’entraide et de dépassement de soi ? Il se
savait convaincant. Il était bon
à cet exercice, putain ! Hélas, tout était parti de travers
dès le début. À cause
d’Harlock. Il eut un sourire amer. — Le lieutenant Harlock affirme qu’un emplacement plus… agréable nous attend à un peu plus d’un kilomètre, reprit-il en poussant Harlock dans le cercle de lumière des lampes. Il va nous guider. Prenez vos sacs, on se remet en route. Abeko avait l’air dubitatif. — Vous êtes sûr, capitaine ? Ce n’est pas une entourloupe pour qu’on continue à marcher ? Peut-être
était-il vexé de voir ses
décisions ainsi
contestées, mais ce n’était
pas lui le chef, zut. Zero
cherchait l’argumentaire le
plus apte à persuader l’enseigne lorsque
les éléments se rangèrent fort opportunément de son côté. Il y eut un instant de flottement. — Hey ! cria Abeko. Sa figure refléta la confusion, puis la panique lorsqu’il comprit qu’Harlock ne répondrait pas (et qu’accessoirement il était en train de partir sans eux). Zero l’observa avec intérêt récupérer son sac à dos et lancer aux autres un fébrile « on se bouge ! » La méthode d’Harlock n’était pas très orthodoxe, mais il devait admettre qu’elle était plutôt efficace. Warrius rattrapa Harlock en quelques enjambées rapides. — La
logique voudrait que tu les attendes, objecta-t-il. Interloqué, Zero ouvrit la bouche et la referma plusieurs fois avant de réussir à répondre. — Ce
n’est pas comme ça qu’on commande, tu
sais ? Oh.
D’accord.
Inutile de lui faire
remarquer qu’il se trouvait dans une école d’officiers, dans ce
cas, pensa
Zero, acerbe. Après tout, peut-être était-il entré là par
hasard. — J’espère
seulement que tu ne nous mènes pas en bateau, lâcha-t-il. Harlock marqua un temps d’arrêt pour jeter un bref coup d’œil par-dessus son épaule. — Ils
ont l’air de suivre. C’est ce que tu voulais, non ? Zero le retint par la manche. — Des gens te suivent, lui rappela-t-il. Tu es censé les guider, pas les perdre. Harlock se dégagea d’un geste sec, grogna une phrase indistincte, puis finit par allumer sa lampe et la braqua sur le sol. — Il n’y a qu’un seul chemin. – Il balaya le sentier d’avant en arrière. – On est dessus, ‘suffit de le suivre. Il haussa les épaules. — ‘toute façon, on devrait voir le dôme dès qu’on sera entré dans la petite vallée, hein… Le dôme ? Le temps que Zero réagisse, Harlock était déjà reparti et Warrius ne fut pas assez prompt pour le retenir une deuxième fois. — J’vous attends là-bas, t’inquiète ! lui lança-t-il. Mouais. Zero décida plutôt de laisser le reste de son groupe le rattraper. Lequel arriva plus vite qu’il ne s’y était attendu, l’enseigne Abeko en tête. — Cap’taine !
chouina Abeko d’une
voix plaintive (et essoufflée).
Vous ne comptez pas nous
abandonner, pas vrai ? Il pouvait sans peine deviner le gros Takeshi pâlir. Pas très orthodoxe, mais plutôt efficace, se rémémora-t-il. Harlock, putain de manipulateur ! — D’après Harlock, on ne devrait pas tarder à apercevoir notre objectif, rassura-t-il. Et si ce n’est pas le cas… Si ce n’était pas le cas, alors Zero ferait monter le camp au fond de la vallée, où ils seraient mieux abrités. Son équipe n’était pas rompue à des déploiements sur le terrain, la météo se liguait contre eux, il fallait se faire une raison et tenter de prendre un peu de repos jusqu’au lendemain. Il n’était pas un monstre non plus. — Si ce n’est pas le cas, je veux bien poursuivre ce salopard toute la nuit pour lui passer l’envie de faire des blagues à la con, compléta Abeko avec une intonation mauvaise. Zero retint à temps son sourire. Pas du tout orthodoxe et très efficace. Ce n’était pas le genre de méthode qu’il privilégiait, mais il se souviendrait de l’idée. Quoi de mieux qu’un ennemi commun pour souder un groupe, en effet ? Il s’avéra toutefois qu’Harlock n’avait pas menti. Au détour du sentier, le versant qu’ils longeaient s’ouvrait sur une vallée étroite. Ses dimensions étaient difficiles à évaluer à cause de la nuit et de la pluie battante, mais Zero comprenait à présent ce qu’Harlock avait sous-entendu par « le dôme ». — Woah… Le paradis ! murmura quelqu’un. Ce n’était pas à proprement parler « un » dôme, plutôt une série de bulles accrochées à flanc de montagne et illuminées de l’intérieur. L’obscurité empêchait de distinguer l’édifice dans sa globalité, mais il semblait que les bulles étaient reliées entre elles et entouraient un bâtiment complexe et plus imposant. Tandis qu’il s’approchait, Zero discerna des tours, des arches, des murs hauts… Un palais. — Ben mon cochon, ça c’est de la maison ! Vous savez qui habite là, cap’taine ? Non, il l’ignorait. La région était protégée et donc, en théorie, inhabitée. Le propriétaire de cette bâtisse était par conséquent soit privilégié, soit hors-la-loi. Du point de vue de Zero, aucune des deux options n’était réjouissante : il se voyait mal débouler chez un rupin accompagné d’une douzaine d’élèves-officiers trempés et boueux. Quant à tomber chez un hors-la-loi… — Par ici. C’est ouvert. Harlock venait de surgir de l’ombre, provoquant un couinement apeuré de l’enseigne Abeko. Il les conduisit jusqu’à la bulle la plus proche, poussa une porte à peine visible au pied d’un pilier de soutènement monumental, et les invita à entrer d’un geste exagérément courtois. Zero franchit le seuil en dernier, après avoir compté tout son petit monde (bonne nouvelle, il n’avait perdu personne). — C’était
ouvert ? demanda-t-il à Harlock d’un air suspicieux lorsqu’il
passa devant lui. Réponse qui signifiait en substance qu’Harlock avait forcé la serrure. À moins qu’il n’habite ici, mais vu l’esthétisme du lieu, c’était peu probable. — Je
préfère ne rien savoir, grommela Zero. L’expression
d’Harlock tenait d’un savant mélange de sarcasme, de
condescendance et d’irrévérence. Cela portait sur les nerfs de
quiconque restait en sa présence plus de trente secondes. Un
genre de don. Zero ne savait pas si c’était inné ou si Harlock
travaillait soigneusement son comportement pour réussir à emmerder
un maximum de personnes en un minimum de temps. Un peu des deux,
sûrement. Harlock ricana. — On est à l’abri de la pluie, profite ! Zero se mordit la langue pour s’empêcher de prononcer une répartie cinglante – Harlock n’attendait que ça. Au lieu de cela, il se tourna vers le reste de l’équipe. — Très bien, commença-t-il. Cela me semble l’endroit idéal pour passer la nuit. Il
parcourut l’intérieur de la bulle du regard. Le haut du dôme
culminait à une vingtaine de mètres au-dessus de leurs têtes.
L’espace était aménagé sur trois étages, utilisant la pente de
la montagne pour recréer l’illusion d’un paysage naturel. La
végétation, luxuriante et exotique, débordait de couleurs. Sur
une branche proche, une famille de perruches jaunes et vertes le
considérait avec curiosité, on
entendait glouglouter une cascade quelque part, et
le tout
baignait dans une lumière douce
diffusée par d’innombrables spots disposés
sur le pourtour du dôme. — Enseigne Abeko, poursuivit-il, vérifiez que chacun s’installe confortablement. Mangez, reposez-vous, et je compte sur vous tous pour ne pas dégrader cet endroit. Abeko hocha la tête d’un air satisfait (d’aucuns auraient dit « fat », mais Zero n’était pas si mesquin). Warrius s’autorisa un léger soupir de soulagement. Cet exercice ne se solderait peut-être pas par un fiasco doublé d’une mutinerie, en fin de compte. — Quant à moi, je vais… trouver le propriétaire pour signaler notre présence, termina-t-il. Le lieutenant Harlock vient avec moi. Personne n’émit d’objection. Le reste du groupe devait se sentir soulagé de ne pas avoir à supporter la proximité d’Harlock. Deux ou trois avaient déjà déplié leur sac de couchage. Harlock suivit Warrius sans rechigner, du moins jusqu’à ce que tous deux aient quitté le dôme et pénétré dans un tube de jonction. — Je
n’ai pas le droit de manger et de me reposer, moi ? Harlock plongea les mains dans ses poches. — Tu
veux dire « selon qu’on trouve le propriétaire ou non » ? Le tube menait à un embranchement. Trois voies, chacune paraissant aboutir à une porte fermée. — Quel côté ? demanda Zero. Harlock plissa les yeux et se tapota le menton de l’index. — À
gauche. Zero soupira. Devait-il expliquer à Harlock que sa question impliquait qu’il sorte sa tablette holo et utilise son accès au réseau pour se situer ? Harlock le faisait-il exprès ? Avait-il déjà étudié la configuration du bâtiment ? Oh, bon sang… — Okay, décréta Zero. Alors on prend à droite. Harlock ne contre-argumenta pas. Toujours ça de pris. Au bout du couloir, une lourde porte en métal décorée de motifs floraux barrait l’accès. Zero se pencha sur le boîtier d’ouverture électronique. — Verrouillée, annonça-t-il. Il libéra la place et fit un mouvement de sourcils évocateur à l’intention d’Harlock. — À toi. Harlock pencha la tête de côté et prit l’air faussement étonné. — Tu
me prêtes des talents qui ne sont pas très légaux, Warrius. Harlock se mordit ostensiblement la lèvre inférieure. Il n’aimait pas se sentir testé, c’était clair ! Bon alors, tu te décides ? Zero attendit sans bouger. « Pas de geste brusque, pas d’impatience, pas un mot », se répéta-t-il. L’olibrius était ingérable, mais lui, il était obstiné ! On verrait bien qui était le plus têtu des deux ! Finalement, Harlock céda avec un « pff » blasé. — Je ne pense pas qu’on arrive directement à un garage, répondit-il tout en sortant d’un étui de ceinture un poignard effilé qui ne provenait assurément pas des stocks de l’Académie. À mon avis, ça donne dans le bâtiment principal. D’un coup sec, il fit sauter le couvercle du boîtier électronique, récupéra d’un geste expert les fils vomis par l’emplacement béant et en sectionna deux. — Mais on pourra toujours voir si c’est habité, et ce sera plus facile de s’orienter à partir de là. Sans hésiter, il inversa les connexions. La manœuvre provoqua un léger « bzzt », aussitôt suivie de l’ouverture de la porte. La rapidité avec laquelle l’opération fut effectuée dénotait… une certaine pratique. Quant à savoir où Harlock s’était entraîné… Zero se refusait d’investiguer plus avant. Le Bureau Sécurité des Forces Terriennes avait bien dû enquêter avant d’autoriser ce type à entrer à l’Académie, non ? — Tu viens ? Zero serra les poings. Réussir. Il serait le premier à réussir la « dernière éval’ ». Et si pour ça il devait forcer quelques serrures, eh bien… à Dieu vat ! La porte conduisait à une autre porte (qu’Harlock força comme la précédente), qui les amena dans un hall plongé dans le noir. — Tu trouves un interrupteur, Warrius ? lança Harlock tandis qu’il s’avançait au centre de la pièce. Il dut toutefois déclencher un capteur quelconque, car le hall s’illumina sans que Zero n’ait touché à rien et révéla un escalier en pierre taillée, encadré de colonnades et d’arabesques finement sculptées qui semblaient tout droit sorties d’un conte des Mille et Une Nuits. Pas le genre d’architecture que l’on s’attendait à trouver au cœur d’une forêt protégée d’Amérique du Nord, nota distraitement Warrius en s’avançant à la suite d’Harlock. — Pas mal, la déco, admira Harlock sans qu’il soit possible de déterminer ce qu’il en pensait réellement. Un raclement ténu fit sursauter Zero. Il leva la tête : à la périphérie de son champ de vision, il lui sembla entrapercevoir un mouvement. Au plafond, des bandes de tissus multicolores retenaient une douzaine de barres de bois. Deux d’entre elles se balançaient encore, vides. Le mystérieux voltigeur s’était évaporé. — Il y a quelqu’un, avertit-il. Harlock leva la tête à son tour avec une moue sceptique. — Qui
s’amuserait à faire de la balançoire au plafond lumières
éteintes ? Naaan. Un courant d’air, rien de plus. Harlock ouvrait la bouche pour répondre (et le contredire, à n’en pas douter), quand une peluche poilue d’une cinquantaine de centimètres tomba des hauteurs et s’installa sur son épaule avec un « iik » modulé. — Hé !
protesta Harlock alors que la bestiole l’étreignait
sans ménagement. Lâche-moi,
sale bête ! Loin
d’obéir, l’animal se contenta de
saisir une pleine poignée de cheveux et enroula une longue queue
rayée de noir et de blanc autour du cou de son perchoir pour assurer
son équilibre. Ou alors il cherchait à étrangler sa victime, allez
savoir. En tout cas Zero était bien content de ne pas être
concerné. — Eevy !
Eevy ma petite chérie,
soit gentille ! Zero
se prépara à des justifications
embarrassées (Harlock avait tout de même forcé trois serrures
alors qu’ils auraient pu faire le tour et sonner à la porte comme
des gens civilisés) mais, curieusement, « Jeff » ne
paraissait pas se formaliser
de la présence de deux
inconnus dans sa maison en
pleine nuit. Au
contraire, il arborait un sourire ravi et semblait tout à fait
détendu. — Eevy
adooore faire connaissance avec les invités ! poursuivit Jeff.
Elle est teeellement
mignonne, elle me fait
fondre !
Zero renonça. Il se demanda plutôt s’il n’était pas judicieux
de venir en aide à Harlock, qui se débattait toujours avec sa
copine poilue. La « petite chérie » n’avait en effet
pas l’air très câline et, à bien y regarder, elle était équipée
de dents pointues et de doigts griffus, ce qui n’était in fine
pas très rassurant. Harlock était certes insupportable, mais il ne
méritait tout de même pas de se faire dévorer le visage par une
bête sauvage. Quoi que… — Aïe,
merde ! jura Harlock en dressant son poing serré. Tu ne perds
rien pour attendre, future carpette ! Zero s’interposa à temps pour empêcher Harlock de répondre à Jeff d’un direct à la mâchoire. — Votre animal a blessé mon lieutenant, répliqua-t-il d’une voix sèche.
Non qu’ils soient en position de se plaindre étant donné qu’ils
étaient entrés par effraction, mais bon… — Oh, ce n’est pas grave, ce n’est pas grave, répondit-il. J’ai un eeexcellent antiseptique naturel ! J’adoore tout ce qui est naturel ! La nature, c’est l’haaarmonie ! Jeff agita les bras avec grandiloquence, puis, tel un prestidigitateur, il exhiba dans sa paume une petite boîte argentée et la fourra entre les mains d’Harlock. — Vous allez en avoir besoin, jeune homme. Venez, je vais vous donner un linge pour nettoyer. Jeff tourna ensuite sur lui-même d’un mouvement lent et remonta l’escalier en zigzaguant. — Venez ! Venez ! appela-t-il. Zero grimaça. Okay. Ils étaient tombés chez un riche illuminé, un de ces excentriques qui s’offraient des « retours vers Mère Nature » pour se ressourcer ou simplement parce que c’était la mode. Toujours mieux qu’un criminel. — Il
est shooté, lui glissa Harlock.
Jeff arrivait à mi-chemin des marches. Zero s’apprêtait à le
suivre lorsqu’Harlock le retint par le bras. Warrius se raidit,
prêt à reprocher que ce n’était plus le moment de s’amuser,
mais le regard d’Harlock le stoppa net. Plus trace de moquerie, de
mépris ou de désinvolture dans les yeux sombres du lieutenant.
Harlock ne s’amusait plus. — On voudrait juste vous emprunter un véhicule, lança Harlock tout en essuyant sa mâchoire inférieure du revers de sa manche. Jeff le considéra d’un air perplexe. — Mais…
Vous saignez ! Vous ne
voulez pas que je vous soigne ? Son interlocuteur lui renvoya un regard vide, puis éclata d’un rire à glacer le sang. — Oh non non non, pas de voiture, pas de voiture ! psalmodia-t-il. Nous sommes perdus, perdus en pleine nature ! La nature est toooute puissante ! Zero sentit Harlock le tirer en arrière. — On sort, Warrius. Oui,
bonne idée. Mais par où ?
Derrière eux se dressait une double porte majestueuse qui devait
certainement mener dehors et
qui était à n’en pas
douter la sortie la plus
proche, mais ils n’étaient
pas arrivés par là. Devait-il
rejoindre Abeko et les autres cadets au plus vite, ou au contraire
s’en éloigner pour
garantir leur sécurité ? — Par là ! décréta-t-il en poussant Harlock de côté, puis en l’entraînant dans le tube de jonction qu’ils avaient empruntés à l’aller. Le rire de Jeff les poursuivit et parut rebondir contre les parois de plexiverre opaques du tube. — Ce n’est pas la sortie la plus rapide, mes mignons ! Courez, courez ! Zero se retourna avec nervosité (leur hôte n’était pas visible, mais était-ce bon signe ou non, impossible à dire), puis foudroya Harlock du regard. — Où est-ce que tu nous as emmené, bordel ? Les traits d’Harlock étaient tendus. Il avait l’air au bord de la panique, ce dont Zero se serait réjoui si lui-même n’avait pas été impliqué dans cette aventure. — Je ne sais pas, siffla Harlock entre ses dents. J’avais repéré une maison et je venais chercher un véhicule ! Un naviplane, un glisseur, une plate-forme antigrav, ou n’importe quel truc en état de marche ! Je n’ai pas fait d’étude de personnalité sur le proprio, et je ne pensais pas tomber sur un camé dément avec une espèce de singe diabolique ! Alors, on croit qu’on a tout planifié et on n’aime pas se retrouver face à l’imprévu, hmm ? C’était peut-être puéril, mais voir monsieur « j’ai toujours une longueur d’avance sur vous tous » en situation de stress aidait Zero à garder la tête froide. Un bon commandant se devait de rester calme en toutes circonstances, se remémora-t-il de ses cours théoriques. Ce n’était pas tout à fait ainsi qu’il avait imaginé les mettre en pratique, mais s’il sortait son équipe saine et sauve de ce merdier, cela lui ferait un bon entraînement pour plus tard. Il frissonna soudain. Ce tube de jonction n’aurait pas dû être aussi long. Il n’aurait pas dû non plus obliquer dans ce sens. — Harlock. On n’était pas passé par là. Harlock exprima sa frustration d’un coup de poing dans la paroi. Le plexiverre absorba l’impact avec un bruit mat. — J’ai vu, putain ! Mais il n’y avait aucun joint visible sur cette saleté de tube qui puisse m’indiquer l’endroit où ça avait bougé ! Il se figea. — Dis-moi que c’est toi qui viens de grogner, Warrius. Zero secoua la tête. — Retourne-toi. Lentement, murmura-t-il. On a de la compagnie. C’était un grizzli. Une bête adulte de belle taille, qui s’approchait d’eux d’un pas nonchalant et dont l’oreille était ornée d’un ruban. Rose, le ruban. — Bouffe-les, Fifi ! chantonna la voix désincarnée de Jeff. Et courez, mes mignons, courez !
Ni Zero, ni Harlock ne bougèrent. Un ours était plus rapide à la
course qu’un humain, ils le savaient. Coincés dans ce tube, ils
n’avaient aucune chance de s’enfuir. — Tu
as ta bombe anti-ours ? demanda Harlock d’un
ton neutre. Et en ta qualité
de chef d’équipe, les profs ne t’auraient pas aussi confié un
fusil de chasse, par hasard ? Harlock eut un geste fataliste. — Si ça le retient quelques secondes, c’est bon. Il haussa les épaules d’un air gêné, puis s’accroupit, fouilla les nombreuses poches de son treillis et commença à étaler au sol des pièces métalliques, une crosse, un… canon ? — Bon
sang, tu te trimbales avec un pistolaser dans tes poches ? Oh, génial. Une arme prohibée. Zero se força à ne pas songer au nombre de lois qu’Harlock avait déjà allégrement piétinées avec ses frasques (d’autant qu’il devait encore être en mesure d’en enfreindre d’autres), et se concentra plutôt sur le grizzli. L’animal s’était immobilisé à moins de deux mètres de lui et balançait la tête de gauche à droite en reniflant bruyamment. Okay… Allons-y. Zero attrapa sa bombe au poivre dans sa poche de poitrine, la dégoupilla et aspergea avec générosité le museau de l’ours. Surpris et aveuglé, le grizzli fit un bond en arrière, gémit, puis produisit un grondement guttural très menaçant et se dressa sur ses pattes de derrière. Mmm, il atteignait au moins les deux mètres cinquante, le bougre, constata Warrius avec détachement. — C’est
bon, il est bien énervé maintenant ! cria-t-il. Et je ne le
ferai pas reculer avec une autre giclée quand il va charger ! Zero se préparait à vider la totalité du spray dans la gueule de l’ours et à lui faire avaler la bouteille (une défense dérisoire contre les énormes pattes, il fallait l’admettre) lorsqu’un tir bien ajusté transperça le crâne de l’animal de part en part. La bête s’effondra. Zero baissa les yeux sur Harlock, qui brandissait à bout de bras un pistolet à plasma de dernière génération. — Tu
n’as rien vu, déclara celui-ci en relâchant sa visée. Zero ne répondit pas. Oui, évidemment, mais comment allait-il expliquer ça à l’état-major de l’Académie ? Il grimaça. Il s’en préoccuperait plus tard. — Et maintenant ? demanda-t-il. Harlock se releva et lui fit un sourire ironique, bien qu’un peu crispé, comme s’il tentait de se convaincre lui-même qu’il reprenait le contrôle des événements. — Maintenant, on emprunte la sortie de secours, déclara-t-il en commençant à se frayer une ouverture dans le plexiverre avec son arme. Quatre tirs suffirent à découper un rectangle grossier de la taille d’une porte dans ce qu’une étude a posteriori s’avéra être un tube flexible à double renfort externe. Nom de dieu, songea Zero. Non seulement il s’agissait d’un pistolet à plasma, mais en plus ce n’était pas du calibre de midinette ! Zero se demanda si Harlock cachait d’autres armes de destruction massive dans ses poches tout en le suivant à l’extérieur du tube. Puis, une énième fois, si l’armée était au courant des « activités parallèles » de l’officier qu’elle était en train de former. Quelles que soient ces activités parallèles, d’ailleurs. — Et merde, où est-ce qu’on est ? s’énervait Harlock. La logique aurait voulu qu’ils aboutissent à flanc de montagne, dans la nuit et sous la pluie, mais non. Au lieu de cela, ils se trouvaient dans un nouveau dôme, debout sur un plancher de plexiverre (transparent celui-là, au contraire du tube duquel ils sortaient), au-dessus d’un immense bassin luminescent empli d’eau. — C’est
ta fameuse piscine à étages ? supposa Warrius. Harlock scruta l’étendue aqueuse sous ses pieds. Au bout de quelques secondes, il désigna à Warrius une forme grise qui évoluait près du fond. — Et même si c’était la piscine, elle est déjà habitée, ça fait bien cinq mètres de long et c’est probablement plein de dents. … Personnellement, je n’irai pas me baigner là-dedans, conclut-il. La lumière du dôme, jusque-là tamisée, se fit plus agressive. — Jeunes gens, voyons… Vous ne respectez pas les règles du jeu ! Il y eu un « clonk » sourd. Zero plissa le front. — Caméras,
chuchota-t-il. Ils se mirent à courir. Le souci, c’était que non contente de s’ouvrir, cette saloperie s’enfonçait. Rapidement, ils se retrouvèrent à patauger jusqu’aux chevilles, puis jusqu’aux genoux… Il ne faudrait pas longtemps avant que le monstre qui nageait ici ne remarque que le dîner avait été servi. Zero entendait la litanie de Jeff résonner dans sa mémoire. « Courez, mes mignons, courez ! » — Putain,
mais qu’est-ce qu’on lui a fait, à ce type ? râlait
Harlock. Ils étaient dans l’eau jusqu’à la taille, à présent, mais il ne leur restait plus qu’une dizaine de mètres à parcourir. Zero n’osa pas se retourner. — Warrius, ça n’aime pas l’eau, ces trucs-là ! J’ai pas envie d’exploser avec en pressant la détente ! … et le rayon plasma pénétrait mal dans l’eau, de toute façon. Un harpon serait plus efficace, en effet. Harlock atteignit leur but le premier avec force éclaboussures, se hissa avec souplesse sur un rebord en béton large d’une trentaine de centimètres et léché par des vaguelettes, tâtonna fébrilement la paroi du dôme, puis jura. — Le
boîtier ! fit-il. La porte est là, mais il n’y a pas son
boîtier de contrôle ! Le poing dressé, Harlock lança une flopée d’insultes colorées vers le plafond du dôme et les micros invisibles, avant de poser les yeux sur un aileron qui cerclait de plus en plus près d’eux et de tendre la main à Zero pour l’aider à grimper à son tour sur le rebord. — On
est à peine stable là-dessus et on a les pieds dans l’eau,
constata Zero. M’est avis que ça n’empêchera pas ce gros
poisson de nous arracher la jambe si l’envie lui en prend. Il secoua son arme. — J’l’ai à peine mouillée, y’a peu de risques qu’elle pète. Je vais ouvrir avec ça.
Joignant le geste à la parole, il découpa la porte du dôme comme
il avait découpé la paroi du tube. Ce fut toutefois un peu plus
long et un peu moins propre – la structure du dôme était
plus épaisse que celle des tubes de jonction – mais Zero ne
put que se féliciter de la dextérité de son coéquipier forcé,
qui évita avec habileté et sans perdre l’équilibre les
projections de métal brûlant provoquées par le plasma. — Le premier truc qui bouge, je le dégomme, grinça Harlock entre ses dents. Bonne nouvelle, ils étaient bien dehors. Mauvaise nouvelle, il pleuvait toujours et l’obscurité était totale, ce qui n’aidait pas pour se repérer. Encore ébloui par l’éclairage plein jour de la « piscine », Zero peinait à distinguer ne serait-ce que le bout de ses bottes. — Par où, à ton avis ? lui cria Harlock par-dessus le crépitement de la pluie sur le dôme. Zero prit le temps de se représenter mentalement les lieux. Alors… Le versant de la montagne dans ce sens, la masse sombre du château de ce côté… Il plissa les yeux. — La coupole, là-bas ! Warrius n’avait pas souvenir d’avoir couru aussi vite de nuit sur une pente rocailleuse et détrempée (pour être exact, il n’avait jamais non plus joué le rôle de la proie sur le point d’être dévorée). Harlock et lui parcoururent la centaine de mètres qui les séparait du dôme voisin en moins de temps qu’il n’en fallait pour dire « grizzli », retrouvèrent l’entrée sans trop de peine et déboulèrent dans le jardin tropical sous les yeux ébahis de l’enseigne Abeko. — Cap’taine ?
Mais que… Son injonction déclencha des grommellements de protestation, aussitôt étouffés lorsqu’Harlock, avec une nervosité palpable, mit en joue les buissons, les arbres et les branches alentours. — Des oiseaux, marmonnait-il. Des oiseaux partout. Volez un peu dans ma direction et il y aura de la volaille rôtie. Abeko considéra Harlock avec suspicion. — C’est un pistolet, capitaine ? Mais… C’est dangereux ! « Oui, c’est finement observé, enseigne », se moqua Zero in petto et en prenant soin de n’en rien montrer (il n’était pas Harlock, lui). Au lieu de cela, il expliqua : — Le gars qui habite ici a essayé de nous tuer. Au vu de la sensibilité à fleur de peau d’Harlock, Zero estima que le risque d’un pétage de plomb et d’un tir fratricide était bien trop élevé pour qu’il fasse pleinement confiance au lieutenant, mais que le pistolet à plasma restait un argument de poids si jamais Jeff décidait de lancer d’autres bêtes sauvages sur eux (et puis bon… après le carton sur l’ours et les démonstrations de sidérurgie, il allait partir du principe qu’Harlock savait garder la tête froide lorsqu’il se servait de son engin, sinon il n’allait pas s’en sortir). Il laissa donc Harlock couvrir leurs arrières et il houspilla en personne chaque cadet jusqu’à ce que tous soient debout, équipés, et hors du dôme. Il pleuvait encore, et même davantage s’il était possible. Tant pis. Zero était bien décidé à mettre le maximum de kilomètres entre lui et cette vallée, cette maison, ces dômes et le fou furieux qui y avait élu domicile. — Euh,
capitaine, si le propriétaire souhaite que l’on paye notre nuit
chez lui, je peux peut-être aller lui parler. Mon père… Abeko recula au sein du groupe de cadets, pressés comme des herbivores apeurés. — Tout ça, c’est la faute de ce… Ce… lança quelqu’un d’une voix rogue. « Ce… »
était toutefois dans les parages, arme au poing. Le qualificatif,
quel qu’il soit, resta donc coincé dans la gorge de son
instigateur. Un bon réflexe (Harlock
n’aurait sûrement pas apprécié). — Véhicule, grogna Harlock. On n’ira pas loin à pied dans le noir. D’un geste brusque, il plaqua le plat de son pistolet contre la poitrine de Zero. — Tiens-moi ça. L’arme était lourde et légèrement chaude lorsque Zero la saisit (et mouillée, donc possiblement sur le point d’exploser, mais mieux valait éviter d’y penser). — Tu t’entêtes encore sur l’emplacement du garage ? persifla-t-il. Harlock renifla. — Oui, mais je vais changer de méthode. Il sortit sa tablette holo et lui déplia une antenne. — Scanner,
conclut-il. Mais tu n’as rien vu. Ce
genre de matériel miniaturisé et ultra-sophistiqué n’était en
service que dans les unités opérationnelles d’élite de l’armée.
Les rares exemplaires qui
échappaient au circuit officiel
étaient convoités
autant par les
contrebandiers que les
milices paramilitaires, et un
bijou comme celui-ci valait
une petite fortune
au marché noir. — Tu n’as rien vu, insista Harlock.
Zero ne prit pas la peine de répondre. Il mesurait cependant le
risque que l’autre avait pris en révélant ainsi ses atouts.
Était-ce du courage ? Un savant calcul ? Une marque de
confiance ? De l’inconscience ? Ce qui était certain,
c’était que les Forces Indépendantes Terriennes n’aimaient
guère que l’on vienne faire étalage d’une technologie militaire
équivalente à la leur sur leurs plates-bandes. — Alors voyons… Harlock faisait défiler l’image du scan sur l’écran. — … ça c’est la serre aux perroquets, là-derrière, c’est la piscine, là le château, ici… Putain, un réacteur nucléaire ? Mais qui a laissé ce malade construire tout ça ? Warrius se promit de se pencher sérieusement sur la question une fois qu’il serait en sécurité à l’Académie. Qui se préoccupait de faire appliquer les lois environnementales dans cette partie du monde ? Quelqu’un s’était-il seulement intéressé à cette habitation ? Y avait-il des failles dans le système ? Était-il le seul qu’une réponse affirmative à cette dernière question mettrait mal à l’aise ? — Ah.
Voilà. J’étais
certain
qu’il ne pouvait pas être aussi isolé qu’il le prétendait !
jubila soudain Harlock. Mieux ? Zero haussa un sourcil perplexe tandis qu’Harlock les ramenait vers la piscine, contourna le dôme, traversa un bosquet d’épineux touffus et stoppa enfin devant un plan incliné en tôle ondulée qui rendit un « bong » creux lorsqu’il cogna dessus. — Tu
assures avec un plasma, Warrius ? Oh. Il ouvrait. À coups de pistolet, donc. — On
ne devrait pas plutôt éviter de démolir toutes les portes qu’on
croise ? Eh bien, parce que… Zero se demanda si Harlock prévoyait de se faire une spécialité de ce code de conduite « je force le passage d’abord, je discuterai après », puis s’il était judicieux de le mentionner (Harlock allait au-delà de sérieux ennuis, s’il continuait sur cette lancée). Oh, zut. Après une rapide tergiversation interne, Warrius décida que ses atermoiements attendraient. Pour l’instant, il avait une porte à démolir. Et un pistolet à plasma à maîtriser, c’était la première fois qu’il avait une arme aussi puissante entre les mains et c’était assez plaisant, en fin de compte. La tôle se recroquevilla sur elle-même au passage du rayon, libérant un passage ovoïde vers un hangar creusé à même la montagne. À l’intérieur, le sol tapissé d’humus était couvert de centaines de champignons rougeâtres d’aspect peu engageant. — Tu
es sûr de toi ? souffla Zero à Harlock tandis
qu’ils s’avançaient en soulevant un nuage de spores.
Il me semble que ces choses sont toxiques. Harlock scruta Zero comme pour s’assurer qu’il n’avait pas l’intention de débuter une dégustation de champignons malgré tout, rangea sa tablette d’un geste machinal et désigna le fond du hangar. — … mais inutile de t’empoisonner de dépit, on touche au but, termina-t-il. Rends-moi mon pistolet, au fait. Zero
obtempéra par réflexe avant
de se rappeler que ce n’était pas Harlock qui serait évalué sur
ses capacités de commandement à la fin de cette épreuve. Merde !
Ce salopard possédait un
aplomb
qui étouffait toute velléité de désobéir
en sa présence et
ce, quoi qu’il dise. Le
pire, c’était qu’Harlock récupérait de
fait la direction des
opérations alors même qu’il n’avait jamais montré la moindre
intention de s’occuper de l’équipe de cadets. « Je
plains ceux qui se retrouveront un jour sous ses ordres »,
songea Zero. Harlock ne se soucierait probablement pas de savoir s’il
était suivi ou non et
laisserait ses hommes cavaler derrière lui pour le rattraper. Zero ne s’embêta pas à demander à Harlock s’il savait piloter une navette spatiale (la réponse était oui, à n’en pas douter), se contenta d’ajouter cette compétence à la longue liste des « curiosités » concernant Harlock et qu’il avait mentalement intitulée « mais que fout ce type dans une école militaire, nom de dieu », et s’assura que tous les cadets embarquaient. Il leur ordonna enfin de se sangler et vérifia la bonne fermeture du sas. Harlock avait disparu dans le cockpit. Bientôt, le sifflement des moteurs se fit entendre. Zero se hâta vers l’avant de l’appareil. — Je
ne te demande pas si les clés étaient sur le contact, lâcha-t-il
en s’installant sur le siège du copilote. Un
panneau était démonté sur le tableau de bord et laissait
apparaître la connectique. Certains fils étaient débranchés. Zero
s’abstint de commentaires et s’obligea à ne pas admirer la
performance. Ils étaient en train de voler
une navette spatiale,
bordel ! — Tu
es conscient que le hangar doit être entièrement ouvert pour que
cette navette puisse décoller ? Quoi ? Comment ça, « ah ? » Zero
n’eut pas le temps de renchérir. Au
même moment, Harlock mettait les gaz. La poussée les plaqua contre
le dossier de leur siège une milliseconde, juste
avant que les compensateurs
inertiels n’entrent
en action. Simultanément,
l’appareil fracassa la porte du hangar dans un grand bruit de métal
déchiré. Cela aurait été plus rassurant s’il n’y avait pas eu ces turbulences. Et si Harlock n’avait pas été aussi enthousiaste. — Yee-ah ! criait-il. Ça secoue un peu, hein, Warrius ? Ce type ne possédait pas une once de bon sens, décida Zero, qui s’interrogea fugitivement sur le genre de commandant qu’Harlock deviendrait s’il ne se tuait pas avec toutes ses conneries. « Le genre de commandant imprévisible qu’il vaut mieux ne pas avoir comme ennemi », déduisit-il. C’était peut-être pour cette raison qu’il ne s’était pas encore fait virer de l’Académie : les amiraux de la Flotte souhaitaient le garder à l’œil et de leur côté. Zero se renfrogna. À moins que l’état-major n’ait rien remarqué et qu’Harlock ne soit tout simplement en train de profiter du système, évidemment. — Fais pas cette tête ! lui lança Harlock. On ne risque rien, il y a un radar et un dispositif d’anti-collision ! Je maîtrise ! Oui, mais non. Zero ne se détendit que lorsqu’ils émergèrent de la couche nuageuse. Les masses imposantes et sombres des montagnes paraissaient toujours beaucoup trop proches à son goût, mais la vue des étoiles scintillantes dans le ciel nocturne avait un je ne sais quoi d’apaisant. Il fouilla dans ses poches. Il était temps de mettre un terme à cette épopée. Où était passé son ordre de mission ?… Ah, voilà. — J’ai les coordonnées du point de ralliement, dit-il. Je vais les rentrer dans le système de guidage. Le pilote automatique les conduirait ensuite à bon port. Zero
souffla. La nuit avait été bizarre et fantastique, épuisante et
dangereuse, incontrôlable et malgré tout riche d’enseignements.
Il en garderait probablement un bon souvenir lorsqu’il se la
remémorerait dans quelques années. — Hé, Warrius. Si on rentrait plutôt directement à l’Académie ? |
|
Retour haut de page |